

Le balcon du Muppet
Que vaut la vie d'un soignant ?
En 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl explosait, répandant un nuage radioactif sur l'Ukraine et aussi sur une partie de l'Europe. Pour mettre fin à cette catastrophe industrielle, le pouvoir soviétique dépêchait des hommes sur le site afin, notamment, de couler un sarcophage de béton sur le réacteur. On a appelé ces hommes les liquidateurs. Une part significative d'entre eux sont morts ou malades. On les avait envoyés au sacrifice, en les exposant aux radiations, et cela pour éviter que la contamination continue à frapper les populations.
Trente-cinq ans plus tard, c'est au tour du coronavirus de générer ses sacrifiés. En mai 2021, l'Organisation mondiale de la Santé estimait que l'épidémie de covid 19 avait coûté la vie à 115.000 soignants dans le monde, pour le moins, soit 3 % du total des victimes. Il s'agit des professionnels de la santé, c'est-à-dire les médecins, les infirmiers et autres personnes affectées au soin des malades. La population les avait applaudis lors de la première vague de la maladie, au printemps 2020. Puis plus rien. A l'origine, ils avaient dû faire face à l'épidémie dans un certain dénuement : manque de masques, manque de protection, de matériel adapté. Comme des soldats qu'on envoie au front sans casque. D'emblée, les pertes avaient été élevées parmi eux, notamment en Italie, mais aussi au Royaume-Uni. L'Italie est d'ailleurs le pays qui semble avoir vraiment pris conscience du sacrifice consenti.
Pour le reste, on demeure surpris du silence assourdissant qui entoure cette hécatombe sans précédent dans une telle profession. Quand meurt un soldat en mission, un policier assassiné, un pompier en intervention, les médias s'émeuvent, la classe politique y va de ses commentaires, toujours les mêmes d'ailleurs. En France, pour les militaires, et parfois les forces de l'ordre, on ne lésine pas sur les funérailles nationales et les médailles à titre posthume. Mais quand meurt un médecin ou un infirmier tentant de sauver la vie de malades du covid, c'est le silence. Y compris quand il n'en meurt pas un seul, pas cinq, pas dix, mais des milliers. Y a-t-il moins de mérite à succomber dans un hôpital que sur un champ de bataille ? De retour d'une visite aux tranchées de la Grande Guerre, Georges Clémenceau avait eu cette phrase au sujet des soldats qui risquaient chaque jour leur vie pour le pays : « Ils ont des droits sur nous ». On pourrait penser la même chose des soignants.

La société de consommation : un ventre sans tête
La société dans laquelle nous vivons depuis déjà quelques générations revêt une forme particulière, qui échappe au plus grand nombre et, sauf exception, ne fait pas l'objet d'une lecture critique. La société de consommation, puisque c'est d'elle dont il s'agit, est le stade actuel du capitalisme (qui n'est peut-être pas l'ultime, puisque l'Histoire continue). En quoi consiste-t-elle ? Il s'agit du formatage psychologique de la demande – les besoins du citoyen-consommateur – en vue de garantir l'écoulement de l'offre de biens et services. On pourrait faire remonter son origine aux grands magasins parisiens de la fin du XIXe siècle et à la notion de mode, qui associe consumérisme et statut social ou besoin d'intégration au groupe. Mais c'est dans l'Entre-deux-guerres que les principes de la société de consommation ont été posés, aux Etats-Unis. Il s'agissait alors d'adapter la demande à l'offre, par le biais de la publicité, de l'action psychologique par les marques de produits.
Concrètement, les entreprises mettent sur le marché des biens ou des services grâce à la conjonction du capital et des moyens de production. Ces biens et ces services, faut-il encore les vendre afin de récupérer l'investissement consenti et de faire du bénéfice. Or, la vente dépend de la volonté du consommateur. Alors que la production dépend de celle de l'entreprise. De plus, la production suppose un processus relativement lourd, coûteux, qui nécessite de l'immobilier, des machines, du personnel. On peut planifier une production, en posant des chiffres de volume sur des semaines, des mois, des années. On ne peut pas planifier l'écoulement de ces produits puisqu'ils dépendent de la volonté d'autrui, celle de l'acheteur. La société de consommation, c'est la volonté de l'entreprise d'entrer dans le cerveau de l'acheteur pour conditionner ses achats en sorte qu'ils correspondent à la production. Le moyen d'y parvenir, c'est la publicité.
La publicité a pour objectif de susciter le désir d'achat chez l'individu, de créer le besoin pour le produit. Cette pulsion s'accomplit ensuite par l'acte d'achat et par la consommation du bien ou du service. Intervient alors un mécanisme de frustration. Car la publicité présente la consommation non comme un acte rationnel, utilitaire, visant à répondre à un besoin existant (ce qui aurait pour effet de l'éteindre), mais en jouant sur les notions de désir, de plaisir et, en somme, en faisant passer la consommation pour le chemin du bonheur. Or, consommer, ce n'est pas le bonheur, c'est juste un plaisir furtif, passager. D'où la frustration qui succède à la consommation du produit. Une frustration qui appelle un apaisement. Et c'est le retour de la publicité qui propose de résoudre cette frustration par un autre acte d'achat, pour le même produit, pour un autre, pour le tout nouveau modèle, etc. C'est une mécanique sans fin, qui se nourrit d'elle-même.
Elle reproduit la puissante chimie du coup de foudre amoureux, la marchandise prenant la place de l'être aimé, mais dans une logique superficielle, liée au seul ressenti chimique de la nouveauté, qu'il faut renouveler lorsqu'il s'épuise, par un autre objet/amoureux, sans que la soif de bonheur ne s'éteigne. C'est aussi le même mécanisme addictif que celui des drogues : désir, consommation, manque, nouvelle consommation, etc. Le processus est reproductif, circulaire. En somme, pour que tout change, il faut que rien ne change.
Dès lors, une telle manipulation conduit à une fuite en avant. Les pulsions d'achat se succèdent, s'accomplissent, s'épuisent et en appellent d'autres. La pensée est oblitérée au profit d'une dialectique balançant entre adrénaline et digestion. Faire suivre de près le besoin de sa réalisation implique la rapide déchéance du but et la nécessité vitale d'en trouver un autre. Le temps s'accélère, il faut se maintenir en mouvement, sans quoi c'est le risque du vide, du spleen.
On peut lire le sens de la société de consommation dans une logique historique de type post-humaniste. L'homme ayant réussi à dominer la nature pour satisfaire ses besoins par la Révolution industrielle, à réduire le monde en marchandises, il applique cette martingale à lui-même, en se considérant comme un produit, comme une variante du processus de production. Ayant formaté l'économie afin d'obtenir une production de masse, il formate la demande pour adapter les besoins du consommateur aux règles lourdes de l'industrie. C'est la chosification de l'homme, la déshumanisation, une voie qui conduit à ne plus voir l'autre que comme un produit, porte ouverte au mépris de l'humain et, finalement, de soi.
La société de consommation fait miroiter le leurre du bonheur afin d'enclencher la mécanique addictive de l'achat. C'est un bonheur purement matérialiste. L'homme devient esclave des choses et des conquêtes de l'humanité. Il est traité lui-même comme une chose. Il cesse de s'appartenir. Il s'agit d'un processus d'aliénation. Rares sont ceux qui en prennent conscience (ce qui est d'ailleurs un second facteur d'aliénation). Ce sont sans doute certains de ces éveillés qui laissent apparaître, à droite, à gauche, des slogans comme « Plus de liens, moins de biens » ou « Faites l'amour, pas les soldes »...

L'expérience de mort imminente serait-elle à l'origine des religions ?
Qu'est-ce que l'expérience de mort imminente ? Depuis des décennies, des personnes livrent des témoignages sur leur voyage aux portes de la mort. Il s'agit du ressenti de personnes comateuses qui étaient sur le point de mourir et qui ont malgré tout survécu. Il a fallu du temps pour que le monde scientifique se penche sur le sujet et l'analyse sérieusement. Il faut dire que l'expérience des personnes touchées par le phénomène interpelle.
La plupart décrivent le passage par un tunnel au bout duquel une lumière les attend. Elles ressentent un état de félicité, de bonheur sans aucune mesure avec ce qui se conçoit, au point qu'elles en demeurent perturbées pour le reste de leur vie, l'existence leur paraissant plus fade que ce qu'elle ont ressenti. Elles témoignent aussi d'un sentiment d'amour sans limite. En sorte qu'elles auraient préféré poursuivre cette expérience plutôt que de revenir à la vie. Mais elle ont compris que leur heure n'était pas venue et qu'elles avaient encore un chemin à faire avant cela.
Les témoignages décrivent systématiquement un phénomène de sortie du corps. En d'autres termes, la personne a l'impression de s'extraire de son enveloppe corporelle et de flotter par-dessus. Cela lui permet d'observer un certain nombre de choses depuis ce point de vue extérieur. Elle en revient avec un niveau de connaissance étonnant. Dans ce bref voyage, elle a notamment rencontré ses proches, des membres de sa famille. Elle a aussi passé en revue son existence. Certains témoignent par ailleurs d'une scène de passage d'un cours d'eau. Mais tous ne vivent pas la même béatitude ; quelques-uns en reviennent avec un sentiment cuisant, comme au réveil d'un cauchemar.
De tels témoignages posent évidemment question, non quant à leur sincérité, mais sur la signification qu'il faut attribuer à ces expériences. Des chercheurs se penchent sur la question dans divers pays. C'est une démarche médicale. Au-delà de cet aspect fondamental, intriguant, il en est un autre, qui s'apparente plutôt au domaine culturel au sens large. Revivre sa vie au moment de mourir est un phénomène déjà connu, au point qu'il est souvent employé par les auteurs de fiction. La lumière au bout du tunnel est aussi passée dans la culture populaire. Passer un cours d'eau au moment de mourir, sortir de son corps en s'élevant, retrouver ses parents morts dans un monde d'amour et de béatitude sans commune mesure avec ce qui existe dans la vie : n'est-ce pas un enseignement des religions ? Les religions antiques, chez les Egyptiens, les Grecs, et d'autres aussi, utilisaient l'allégorie du passage du cours d'eau en barque pour signifier la transformation du vivant en mort. La religion chrétienne, elle, annonce une vie après la mort, le bonheur du paradis pour les uns, les tourments de l'enfer pour les autres ; une vie où le défunt retrouve ses parents morts, au plus près d'un dieu qui n'est qu'amour. Et pour arriver là, son âme immortelle quitte son corps défunt et s'élève vers le ciel. La montée de l'âme au ciel apparaît déjà dans les religions du Moyen-Orient ; le philosophe grec Platon, lui, considère que les âmes vont rejoindre les étoiles. C'est dans cette direction, vers le haut, que les religions situent, généralement, aussi bien le domaine des dieux que l'endroit où les défunts s'en vont vivre leur existence post-mortem. D'où diverses expressions que nous employons : ici-bas, pour désigner le monde des vivants ; il nous regarde de là-haut, pour désigner un mort. C'est sans doute pour cela que les anges ont des ailes...
De telles similitudes interpellent. Les personnes vivant des expériences de mort imminente seraient-elles toutes de culture religieuse en sorte que leur esprit, dans cette circonstance, irait vagabonder dans ses souvenirs de vie éternelle ? Mais pourquoi les témoignages seraient-ils aussi semblables les uns aux autres ? Et comment expliquer la puissance des sentiments ressentis ? Comment expliquer aussi les observations qui ne provenaient pas des souvenirs personnels ?
L'influence ne se serait-elle pas faite dans l'autre sens ? En d'autres termes, ces expériences de mort imminente, plutôt que d'être imprégnées par une culture religieuse, n'en seraient-elles pas à l'origine ? Il est troublant de constater toutes les similitudes qui relient la vision religieuse de la vie post-mortem et lesdites expériences. Dès lors, les religions auraient-elles pu être influencées, voire crées, il y a des millénaires, par des hommes et des femmes revenus de ces expériences troublantes, des hommes et des femmes dont la vie avait été transformée par un tel phénomène, qui en avaient tiré une puissante philosophie dont ils auraient alors voulu communiquer le sens à d'autres ? Quant à savoir comment ces expériences adviennent à des personnes aux portes de la mort, cela reste aujourd'hui, comme dirait l'autre, un grand mystère...

Un transhumanisme à rebours déjà à l'œuvre
Le transhumanisme est une philosophie, ou simplement une technique, qui espère modifier l'être humain, par le recours à la science en particulier, afin de le libérer d'un certain nombre de désagréments, comme la déchéance physique, et d'augmenter ses capacités. C'est une théorie qui fait débat, notamment pour des raison éthiques. Peut-on se permettre de toucher aux gênes, de modifier l'homme de l'intérieur ?
Or, il se trouve que c'est déjà en cours, depuis des décennies même, sans d'ailleurs que l'homme ne s'en rende véritablement compte. Et pas besoin d'intervention chirurgicale pour cela. Le mode de vie contemporain, lié au modèle de société en vigueur, induit une transformation biologique des êtres humains. Bien sûr, on le sait, par l'évolution de l'alimentation, du travail, la taille moyenne de l'homme augmente, son poids aussi, son espérance de vie également, pour d'autres raisons. On sait aussi que l'omniprésence de la chimie et des plastiques entraîne une accumulation de ces produits à l'intérieur du corps humain. Des campagnes de prélèvements sanguins l'avaient démontré il y a déjà des années. Mais tout cela n'est pas supposé modifier l'homme dans son fondement, c'est-à-dire dans sa personnalité, dans son être. Or, d'autres phénomènes sont à l'œuvre en ce sens. Le premier concerne le niveau d'intelligence, le second le taux d'agressivité. L'évolution conduit à diminuer le premier et augmenter le second, ce qui n'est pas à proprement parler un progrès, sauf à considérer l'avenir de l'homme comme un pugilat entre décervelés.
Des recherches conduites notamment en France et aux Etats-Unis ont démontré l'effet des perturbateurs endocriniens sur les capacités du cerveau humain. L'exposition à ces produits chimiques abaisse le quotient intellectuel. Les examens médicaux effectués au sein de l'armée finlandaise ont mis en évidence une réduction moyenne de 10% du quotient intellectuel des appelés. En France, la chute atteint 4% en 10 ans, selon des études récentes. Les perturbateurs endocriniens sont omniprésents dans le quotidien des individus, surtout dans les pays développés. On les retrouve dans les retardateurs de feu, dans les solvants, dans les emballages plastiques, dans la chimie agricole, dans les vêtements, etc. Leurs effets sur le cerveau ne sont qu'une modeste part de leur action sur l'homme puisqu'ils sont surtout connus pour entraver la fertilité, d'où leur nom. La pollution automobile impacte également les capacités du cerveau. C'est une étude canadienne qui a découvert que le niveau intellectuel diminuait à mesure que les personnes étudiées habitaient plus près d'une route à forte circulation. Même constat pour les aéroports : le bruit nocturne atteint les capacités cérébrales (et la santé), selon une étude allemande. On croit aussi savoir que l'usage intensif des écrans - de téléphone portable, par exemple – par les adolescents entrave les capacités cérébrales, mais que ce n'est pas un phénomène irréversible. Par contre, l'emploi de ces écrans par les enfants atteint cette fois durablement le cerveau. Il s'agit bien de modifications physiques, et non d'un abrutissement par le contenu ainsi diffusé, l'un n'empêchant par ailleurs pas l'autre. Différents facteurs sont donc à l'œuvre depuis plusieurs décennies pour réduire biologiquement les capacités cérébrales de l'être humain. Le point de basculement se situe au milieu des années 1990, quand le Q.I., qui n'avait cessé d'augmenter jusque-là, a commencé à régresser.
D'autres facteurs impactent cette fois son humeur, sa personnalité. Le documentaire de Raphaël Hitier, « Bien nourrir son cerveau » produit en 2019, a pointé les effets de la nourriture sur le cerveau. La malbouffe s'est répandue depuis quelques décennies. Elle combine une nourriture trop riche en sucres et en graisses avec des carences en oméga 3, en minéraux et en vitamines. Le manque d'oméga 3, très répandu parmi la population, ralentit le fonctionnement cérébral. La mémoire est altérée par l'inflammation du cerveau, due à une nourriture trop grasse et trop sucrée, qui augmente la mortalité des neurones. Mais ce ne sont pas seulement les capacités cognitives qui souffrent, c'est aussi l'humeur de l'être humain qui change. Un test a révélé que celui qui prend un petit-déjeuner glucosé plutôt que protéiné a tendance à l'intransigeance plutôt qu'à la concession, aux prises de décision radicales plutôt que nuancées. De plus, les carences en oméga 3, en minéraux et en vitamines détériorent l'humeur et suscitent de l'agressivité. Une étude néerlandaise avait montré que ce type de carences, intervenues pendant l'occupation de 1940-1945, avait généré une explosion de la criminalité après-guerre. Ces mêmes carences sont à l'œuvre aujourd'hui, non pas parce que la nourriture est rationnée comme pendant la guerre, mais à cause des nouvelles habitudes alimentaires. Elles contribuent à une société plus agressive.
Les effets du mode de vie sur le cerveau humain appartiennent à un domaine de recherche récent. On commence seulement à en découvrir l'ampleur et cette vision va probablement s'affiner, se compléter avec le temps. A ce stade, il est déjà patent que l'homme change de l'intérieur sans même le savoir. C'est un changement qui le conduit vers moins d'intelligence et plus d'agressivité.
Mais, dans l'air du temps, il y a aussi d'autres facteurs d'agressivité (et de bêtise). Ce sera l'objet de futurs articles de cette rubrique.


